Ce genre de petites choses de Claire Keegan nous immerge dans le quotidien d’une bourgade de l’Irlande catholique et s’inspire du scandale des Magdalene sisters - révélé au public par le film de Peter Mullan. Bill Furlong, patron d’une petite entreprise de livraison de bois et charbon, mène une vie besogneuse et tranquille avec sa femme et ses cinq filles. A l’approche de Noël, tous s’affairent aux préparatifs rituels. Mais, derrière cette apparence paisible, des fissures se font sentir : « Il aurait bientôt quarante ans, mais n'avait pas l'impression d'arriver à quoi que ce soit ou de faire le moindre progrès et ne pouvait s'empêcher de se questionner parfois sur l'utilité des jours. » En livrant le couvent voisin du Bon Pasteur, Bill entrevoit la détresse et l’humiliation des jeunes filles qui y sont pensionnaires et travaillent à la blanchisserie. L’une d’elles s’échappe et se réfugie dans la réserve de charbon. Bill se souvient alors de sa mère, domestique enceinte à quinze ans, qui eut la chance de ne pas être renvoyée et de pouvoir élever son fils chez sa patronne, une veuve protestante.
Le récit de Nathacha Appanah, romancière d’origine mauricienne, se déroule dans un pays asiatique indéterminé. A la mort de son mari, Tara sombre dans la confusion. Les souvenirs refoulés resurgissent, elle revoit son enfance heureuse et les traumatismes qui l’ont suivie. Issue d’un milieu privilégié, elle a mené une vie libre et insouciante jusqu’au jour où un coup d’état a entraîné l’assassinat de son père, opposant politique, et de sa mère. Cachée, elle échappe à la mort et est recueillie dans la famille du jardinier. Il s’y noue une relation avec « le garçon ». Quand sa grossesse est découverte, elle est emmenée dans un « refuge » pour les « filles gâchées ». Là, elle est dépouillée de tout : ses vêtements, ses nattes, son nom : « Rien ne t’appartient ici. C' est une leçon qui me sera enseignée encore et encore, par tous les moyens possibles, jusqu’à ce que j’aie l’impression qu’elle est tatouée sur mon front. » Les jeunes filles sont employées à nettoyer les temples et laver le linge des hôtels pour touristes. Trois années passent avant que des événements imprévus permettent à Tara d’échapper à cette prison.
Tout pourrait séparer ces deux romans. Le petit livre de Claire Keegan a la simplicité limpide d’un conte de Noël à la Dickens. Plus long et complexe, celui de Nathacha Appanah déploie une langue souvent lyrique et sensuelle dans la description de la nature ou la découverte du corps. Mais on retrouve, dans des contextes très différents, ces constantes dans l’humiliation et l’enfermement des filles dites « perdues ». Il est étonnant de noter que les pensionnaires exploitées sont employées dans les deux cas à des tâches de nettoyage - tâches traditionnellement féminines ou symboliques d’une purification ? Elles sont aussi privées de tout aspect de féminité - cheveux courts mal coupés, vêtements uniformes ternes - et dépossédées même de leur maternité. Les deux autrices ne témoignent pas, ne s’indignent pas ; elles décrivent simplement, à travers l’histoire et le ressenti de Tara ou le regard empathique de Bill, la cruauté de cette déshumanisation. Avec une écriture adaptée à leur sujet, ces deux romans créent un univers à la fois très personnel et universel.
Ce genre de petites choses, Claire Keegan, traduit de l’anglais par Jacqueline Odin, livre de poche, 2022, 128 pages.
Rien ne t’appartient, Nathacha Appanah, Folio, 2023, 176 pages.
Comments