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Photo du rédacteurM. O.

Ce que j’ai voulu taire, Sándor Márai

Ecrit en 1949-50, perdu, retrouvé et finalement publié en 2013, cet essai autobiographique traite de dix années décisives,1938-1948, respectivement date de l’entrée des troupes allemandes à Vienne et du départ de Sándor Márai en exil : « Durant ces dix ans, un mode de vie et une culture ont disparu.» Tout a commencé le 19 mars 1938 avec l’Anchluss et tout s’enchaîne à partir de ce jour-là : « Tout a aussi découlé logiquement de ce premier pas car ces grands corps, les nations, une fois sortis de leur base, (…) ont besoin de faire des pas de plus en plus grands avant de reprendre leur équilibre, avant que le colosse ne tienne d’aplomb sur ses deux jambes ou, au contraire, ne s’écroule et s’écrase de tout son effroyable poids » Après l’invasion de l’Autriche, celle de la Pologne puis des pays d’Europe de l’Ouest et les persécutions. D’abord persécution des Juifs par les nazis puis, après guerre, par un glissement sémantique progressif (juifs = bourgeois), persécution des bourgeois par les bolcheviques.  

 

A partir de là l’auteur s’interroge sur ce qu’est un « bourgeois » et sur le rôle du bourgeois occidental : « l’esprit bourgeois « occidental » a-t-il encore une tâche à accomplir? » se demande-t-il. Caricaturé et haï par le monde slave qui voit en lui un capitaliste, le « bourgeois » c’est aussi pour Sándor Márai le révolutionnaire de 1789 ou de 1848, le défenseur des droits de l’homme et de la démocratie, l’héritier de l’humanisme et le représentant d’un certain mode de vie. Lui-même se définit d’ailleurs comme un « bourgeois cosmopolite » et a conçu ce livre comme le troisième volet de Confessions d’un bourgeois. 

 

Il tente aussi de définir ce qui fait la spécificité de la Hongrie et de ce qu’il appelle son « nationalisme chrétien » : l’origine magyare, la langue, le souvenir de l’occupation ottomane pendant cent cinquante ans, la crainte du bolchevisme, la caste aristocratique des latifundiaires et surtout le traumatisme du traité de Trianon de 1920 qui a amputé la pays des deux tiers de son territoire. Un mélange de ressentiment, d’opportunisme et de cupidité a ainsi poussé le gouvernement et une grande partie de la population à soutenir le national-socialisme. Sans complaisance ni concession, l’auteur s’implique dans son analyse critique des Hongrois en employant le « nous » et il ne s’épargne pas : « le matin où Hitler entra dans Vienne, à la tête de ses troupes, (…) assis dans mon beau bureau de Buda, j’écrivais en langue hongroise, pour qui?… » 

 

Cet essai historique nourri de culture - éclairée par de judicieuses notes de bas de page - n’est  cependant pas dépourvu d’humour ni d’émotion.  Il s’apparente même parfois à l’autobiographie comme l’annonce le titre. Sándor Márai évoque ainsi Kassa, sa ville natale perdue - puisque retranchée de la Hongrie par le traité de Trianon et annexée à la Tchécoslovaquie - retrouvée vingt ans plus tard lorsqu’elle est redonnée par Hitler et Mussolini. Il se confie aussi sur son attachement à la langue hongroise, la place de son travail d’écrivain - trente-cinq lignes chaque matin envers et contre tout - et, de manière plus intime, sur la mort de son petit garçon, au moment où son monde s’effondre : « J’ai quasiment tout perdu au cours de ces années-là (…) une grande partie des gens que je connaissais, la majorité de mes amis, mon mode de vie, le sens de mon travail et, finalement, j’ai perdu ma patrie.»  

 

Optimiste malgré tout, l’auteur rêve de manière prémonitoire à une confédération des peuples qu’il imagine dans un futur post-soviétique : « J’espérais que les atrocités des deux guerres mondiales avaient semé dans le coeur des hommes une solidarité réciproque, le besoin de coopérer et la nécessité de réaliser une plus grande unité. (…) Si un jour, en Europe occidentale, on concevait de plus grands territoires à l’intérieur de mêmes frontières et avec une monnaie commune, cela seul suffirait pour rendre virtuelles les frontières entre les Etats, et les peuples danubiens ne pourraient résister à l’attraction d’un tel modèle. » 

 

Sándor Márai, grand auteur hongrois et grand européen. 

 

 

Ce que j’ai voulu taire, Sándor Márai, traduit du hongrois par Catherine Fay, 2014, le livre de poche biblio, 217 pages. 

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