Inspiré d’un réel pugilat médiatique, Jetez moi aux chiens met à nu une société avide de faits divers et de coupables tout trouvés, solidement nourrie par une presse à sensation sans scrupule. Un faux roman policier et une vraie petite pépite littéraire.
Jetez moi aux chiens commence comme un polar : après un premier chapitre déroutant, le lecteur est plongé dans une sordide affaire de meurtre, qui n’est pas sans rappeler un véritable fait divers. En décembre 2010, à Bristol en Angleterre, une jeune femme est portée disparue, puis retrouvée morte, étranglée. Noël approche, il faut résoudre l’affaire au plus vite. Un premier suspect est rapidement arrêté, son propriétaire et voisin, Christopher Jefferies. Les journaux s’emparent aussitôt de ce fait divers et condamnent cet ancien professeur sans aucune forme de procès : cet homme cultivé et singulier incarne le coupable idéal. Quelques jours plus tard, l’assassin est arrêté, Christopher Jefferies disculpé. Cette histoire de violence ordinaire est le canevas du nouveau roman de Patrick McGuinness. L’auteur y rend une forme de justice à celui qui a été pour lui un professeur bienveillant et qui a apporté un peu de joie dans sa scolarité au sein d’une école privée élitiste. Dans son roman, M. Wolphram, le suspect, est un double fictif assez transparent de Christopher Jefferies. Du jour au lendemain arrêté puis inculpé, il voit son mode de vie passé au crible. La presse, le rebaptisant opportunément « Le Loup », en fait le coupable idéal. Ainsi, chaque détail devient une preuve irréfutable de sa culpabilité : ses goûts musicaux et cinématographiques, son célibat, le moment de son départ à la retraite (quand l’école devient mixte). « Quand l’innocence est aussi louche, on n’a que faire de la culpabilité » constate amèrement le narrateur-enquêteur.
Néanmoins, Jetez moi aux chiens n’a rien d’une simple transposition fictionnelle de l’affaire qui a touché Christopher Jefferies. Ce qui intéresse Patrick McGuinness ce sont les rouages infernaux de la presse à scandale. L’auteur s’attaque avec mordant et ironie aux tabloïds et aux réseaux sociaux dont il souligne la bêtise dans des phrases lapidaires et jubilatoires : «Le monstre idéal. En plus, il lit des livres.», «Twitter! Un zoo hystérique et sordide.» Les véritables coupables de son roman, ce sont eux. Le récit décrit davantage les manigances éditoriales pour faire du chiffre que l’investigation policière, des témoignages achetés aux photos retouchées : « C’est difficile de mettre le doigt sur ce qu’ont fait les iconographes, en tout cas, il a l’air en état de choc, tétanisé par les flashs, et il suinte la culpabilité. Mais est-ce la même chose que d’être coupable ?» Sous la plume acérée de Patrick McGuinness, les journalistes deviennent de redoutables prédateurs assoiffés de sang : « En tant que journaliste, elle a reçu son baptême du sang. Et elle aime ça, elle aime tout : la traque, la proie, la mise à mort, et le sursis avant le coup de grâce qui permet de l’apprécier pleinement.»
L’écrivain joue malicieusement avec les codes du roman et du film policier : rien de sensationnel dans cette enquête contrairement à ce que voudrait en faire les tabloïds, mais la lassitude d’un policier confronté à « la violence terne et sourde du quotidien». «[Celle-ci] ne brille pas et n’est pas compliquée, qu’il s’agisse de comprendre le mobile ou de trouver le coupable. Inutile d’aller chercher Colombo. Elle est simplement là, une fuite de noirceur ordinaire qui suinte, ruisselle et s’accumule, jusqu’au jour où ça déborde.»
L’investigation est de fait bien plus sociologique que policière. Le récit policier alterne avec un récit d’enfance, celui d’un jeune garçon mélancolique dans un pensionnat élitiste de la ville. Les deux narrations dévoilent progressivement les imbrications entre passé et présent. Le récit rétrospectif s’attache à décrire - non sans poésie - une autre époque, mais aussi des pratiques éducatives courantes et acceptées devenues depuis des délits, voire des crimes. L’humour surgit au détour d’une phrase, comme pour contrebalancer la mélancolie et la violence qui débordent de ces pages consacrées à l’enfance (certainement inspirées de la propre expérience de l’auteur) : « Le garçon promène parfois son introspection, qui a besoin d’exercices comme le reste de sa personne ». Les pronoms prêtent un temps à confusion : qui est ce garçon nommé Anders ? Mais, dans ce roman où tout n’est que dévoilement, le «il» laisse rapidement tomber son voile : «Quand je me parle de moi, c’est il, pas je. Je change de pronom lorsque je change d’époque à l’intérieur » confie le narrateur. Les deux époques se succèdent et se répondent, offrant deux tableaux au vitriol d’une société britannique prompte à fermer les yeux ou au contraire à lyncher en place publique.
Aucune noirceur excessive cependant. Une galerie de personnages attachants et sémillants parcourt le récit : Gary, le collègue au franc-parler, Marieke, la nièce qui enregistre le silence, Vera, une vieille dame dans le déni de la mort de son mari, la tante de M. Wolphram, bénévole à l’Armée du Salut, Danny, l’ami inséparable au pensionnat... Bien plus nombreux finalement que les persécuteurs.
L’affaire résolue, M. Wolphram disculpé, « tout est fini, mais de la manière où rien ne l’est jamais vraiment : les événements meurent pour entamer une nouvelle vie en tant que conséquences.»
Jetez moi aux chiens, Patrick McGuinness, traduit de l’anglais par Karine Lalechère, Bernard
Grasset, 2020, 384 pages.
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