En 1934, une révolte éclate à la colonie pénitentiaire de Belle-Isle. Cinquante-six garçons s’évadent. Un seul n’est pas repris. Les Misérables version Chalandon.
L’Enragé, c’est lui, Jules Bonneau dit La Teigne qui se raconte à la première personne. Une enfance sans grâce : sa mère est partie quand il avait cinq ans, il ne garde d’elle qu’un vague souvenir et un ruban froissé noué à son poignet en guise de talisman. Son père, brisé par la guerre, a sombré dans l’alcool et disparu. Confié à ses grands-parents, il encombre, il est de trop. A sept ans, il vole trois oeufs, à treize ans, il accompagne deux frères comme simple témoin dans leur vengeance. Son grand-père ne veut plus de lui ; il est envoyé en maison de redressement jusqu’à sa majorité.
On découvre alors à travers lui le fonctionnement de ce véritable bagne pour enfants avec son règlement militaire, ses brimades et humiliations mais aussi sa loi interne - le bizutage, l’emprise des caïds sur les petits, les balances, les trafics divers. Ancien journaliste, le romancier s’appuie sur une documentation fouillée. Il détaille l’histoire de ce lieu où ont été tour à tour détenus les insurgés de 1848 puis les Communards avant de devenir « Maison d’Education Surveillée » destinée aux mineurs orphelins, abandonnés ou petits délinquants dans le but prétendu de les détourner du vice et de leur apprendre un métier, paysan ou marin. Il inscrit aussi son histoire dans un lieu et un temps bien définis : une île bretonne avec sa société fermée, ses rites, son économie de pêche, les années trente avec le poids des anciens combattants, les conflits politiques.
Touché par cette histoire qu’il découvre dans les années 1970, l’auteur de Enfant de salaud donne vie et voix à son personnage et imagine son parcours. Entre Jean Valjean et Antoine Doinel (celui des 400 coups). Tout à la fois enfant délaissé, petit délinquant, bagnard évadé. Mais un Jean Valjean sans rédemption car, comme le titre l’indique, il garde la rage. La rage de vivre, de survivre et aussi de détruire. Des accès de violence le submergent parfois, rêves de vengeance ou, plus rarement, passages à l’acte. Au hasard d’une rencontre, il est même tenté par les troupes des Croix-de-Feu, lui qui aime la castagne. Et on lui imagine un destin de revanche sociale, milicien ou collabo. Mais le roman prend des chemins plus convenus.
Bien sûr, on est pris, ému, révolté par le sort cruel de ces enfants et suspendu au récit de la vie de Jules Bonneau. Sorj Chalandon sait créer le suspense et ménager quelques renversements de situation inattendus mais on se dit aussi parfois qu’il en fait trop. Trop de sujets évoqués à la fois - l’avortement clandestin, les Croix-de-Feu, la guerre d’Espagne, Jacques Prévert… tout y est. Trop de personnages stéréotypés aussi : la victime attendrissante et fragile, l’infirmière maternelle et compréhensive, le patron de pêche au grand coeur, le directeur carriériste, le surveillant cruel … On aurait aimé plus de nuance et de complexité des caractères.
L’Enragé, Sorj Chalandon, Grasset, 2023, 400 pages.
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