Fasciné par les tragédies grecques, en particulier par Médée, David Vann en propose une réécriture déroutante, interrogeant la figure du monstre mythique en la rapportant à une question de point de vue. Médée tapageuse, outrancière, et bien sûr criminelle, mais avant tout femme, aspirant de toutes ses forces à se libérer des différents jougs qui pèsent sur elle.
David Vann a voulu conclure un ensemble de romans tragiques, centrés sur les liens familiaux ou sociaux, par L’obscure clarté de l’air qui en constitue l’acmé. Ce récit est bien le plus sombre et le plus troublant de son œuvre. En adoptant le point de vue de Médée, l’auteur nous fait sentir toute la complexité de ce personnage dont l’Histoire n’a retenu que le caractère monstrueux : une mère tuant ses propres enfants par dépit amoureux. L’écriture, heurtée et inspirée, épouse la violence du mythe et le chant de l’aède : « Le sillage de l’eau derrière la poupe, luminescent. S’enroulant de chaque côté, incurvé puis tourbillonnant en remous miniatures remplis d’étoiles. Pas de lune, pas de torches mais la mer qui génère sa propre lumière, les cieux submergés et projetés et brûlant sans cesse ». La phrase, à l’image de la mer sur laquelle vogue l’Argos, se fragmente et se relance dans un même mouvement, un même roulement. David Vann excelle à raconter le périple maritime, le dur labeur des Minyens à la rame, la poésie qui imprègne un vieux navire fait de bois, de cordes et de voiles. Il puise pour cela dans son expérience de capitaine d’un navire égyptien datant d’il y a plus de 3500 ans, ayant pris part à une reconstitution historique pour le tournage d’un documentaire : « Le bois épais avec son extrémité de bronze et ses douzaines d’yeux percés par les cordages, un dieu qui se torture lui-même, attachant ses bras à ses yeux et se contorsionnant dans la nuit, un unique poumon à nu, ni côtes ni peau pour protéger ou dissimuler, ligoté et souffrant, à demi enfoui dans le pont et luttant pour se redresser tandis que chaque corde le plaque vers le bas».
La première partie du récit s’intéresse à la fuite jusqu’à Iolcos, à bord de l’Argos. Médée jette dans la mer des morceaux de son frère tué et dépecé de ses mains afin de ralentir son père lancé à sa poursuite. Elle invoque Hécate, fait « rouler ses yeux dans ses orbites », déchaînant mer et vents et assure sa légitimité sur le bateau en insufflant la terreur aux Argonautes. Pour Médée, c’est ainsi que l’on domine, que l’on règne, par la peur. Assoiffée de pouvoir et méprisant la faiblesse des hommes, elle se rêve en Hatshepsout, une reine sans roi, une femme portant la barbe et dominant les hommes. Médée refuse que l’on choisisse pour elle, et sa fuite avec Jason, aussi amoureuse soit-elle, est avant tout une opportunité pour échapper à un père tyrannique, obsédé par une sombre prophétie : « Les rois, inévitablement aveugles. Son père ignorant sa fille, persuadé que la menace ne pouvait venir que d’un fils. Ses filles, à peine plus qu’un outil pour s’allier d’autres peuples à travers le mariage. Des émissaires non consentantes, leur volonté méprisée». Médée sera maîtresse de son destin, même si pour cela il faut devenir criminelle. Elle se libère dans la violence, prouvant la supériorité de son courage sur celui des hommes : contrairement à eux, elle est prête à tout. Elle aurait pu tuer son père Éétés, elle choisit son frère, humiliant ainsi le roi et torturant le père. Chacun de ses actes doit revêtir une dimension symbolique, au nom d’Hécate, au nom de son ascendance divine et surtout au nom des femmes depuis toujours opprimées. Le sang qu’elle verse lui permet de renaître à elle-même, d’affirmer sa liberté quel qu’en soit le prix : « Elle ne se laissera pas dompter. S’il est naturel d’être esclave, alors elle sera contre nature. »
La deuxième partie relate la vie de Médée au terme du périple. Jason ne se révèle pas à la hauteur des attentes et de la soif de pouvoir de Médée. Elle s’imaginait régner sur un royaume grand et prospère, elle découvre un village miséreux, empuanti et peu digne d’elle. De princesse, elle devient esclave et attend patiemment l’heure de sa vengeance. Tuer ne lui suffit pas, il lui faut à nouveau humilier, faire souffrir : « Hécate, s’écrie-t-elle. Ce soir, je vais tuer un roi. Mes fils ne seront pas esclaves. Je ne serai plus esclave. Mon mari ne sera plus esclave. Ce soir, je vais tuer un roi et donner ses testicules à manger à sa fille. Découpé en morceaux, sans enterrement, sans rite funéraire, sonné en pâture à sa famille. Le fils de Poséidon, cuit en ragoût. »
Le récit s’achève sur l’image que chacun garde de Médée, mère perdue dans le sang de ses fils tués de ses propres mains, le buvant à pleine bouche pour le cracher au visage des soldats. Tueuse de roi, prêtresse possédée, sorcière redoutable, Médée revêt bien toutes les sombres facettes qui l’ont érigée au rang de monstre, mais sous la plume de David Vann elle apparaît avant tout comme une femme luttant de toute sa folie contre l’emprise des hommes. Médée œuvrant à la libération de la femme, tel est le magnifique portrait qu’en propose David Vann.
L’obscure clarté de l’air, David Vann, éd. Gallmeister, 2019, 240 pages.
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