Benny a douze ans lorsque son père, clarinettiste de jazz et incorrigible ivrogne, meurt écrasé par un camion alors qu’il s’est endormi sur le trottoir à quelques mètres de chez lui. C’est face à ce deuil impossible que le garçon se met à entendre les objets parler, une cacophonie incessante qui a de quoi rendre fou. Annabelle, sa mère, comble matériellement le vide laissé par la perte de son mari : les journaux, puis CD et DVD liés à son travail de veille médiatique s’accumulent et envahissent peu à peu chaque recoin de la maison, tout comme de menus objets qu’elle ne peut s’empêcher d’acheter. Sans se rendre compte évidemment des tourments supplémentaires qu’elle inflige ainsi à son fils, subissant l’assaut vocal de tous ces objets. Cet antagonisme dans le chagrin se manifeste aussi physiquement : « Benny paraissait rétrécir alors qu’Annabelle s’élargissait, comme si son métabolisme assimilait le chagrin de son minuscule fils en plus du sien ». Désespérée et impuissante, Annabelle voit son fils s’éloigner d’elle et sombrer peu à peu dans ce qu’une psychiatre qualifie de schizophrénie. Interné, Benny rencontre Alice, ou plutôt l’Aleph, une artiste performeuse qui sème de petits mots à l’hôpital puis à la bibliothèque, créant une sorte de jeu de pistes salvateur pour le garçon. Grâce à elle et à un sans-abri, Slavoj dit Bottleman, Benny apprivoise ce que le monde nomme folie. Car qu’est-ce que la folie ? Où commence-t-elle ? Comment savoir ce qui est réel et ce qui ne l’est pas ?
Autant de questions auxquelles nous invite à réfléchir Ruth Ozeki dans ce livre d’inspiration zen, l’autrice étant prêtre bouddhiste depuis 2010. Dénonçant le matérialisme triomphant, Ruth Ozeki entend bien redonner leur valeur, leur voix et leur pouvoir aux objets qui nous entourent : « Voici le début de l’ère néomatérialiste, où chaque chose compte ». Annabelle n’accepte finalement de se libérer des objets qui encombrent sa maison qu’avec la certitude qu’une nouvelle vie les attend, forte aussi des enseignements d’Aikon - une prêtre bouddhiste - dispensés dans La Magie du rangement (clin d’œil malicieux à Marie Kondo). Ce livre ne cesse -presque littéralement- de lui tomber dans les mains, c’est dire l’obstination des objets. Roman d’apprentissage, poétique, philosophique, Le Fardeau tranquille des choses est aussi un roman politique. Tous ses personnages sont en effet des laissés- pour-compte de l’Amérique trumpiste comme le rappelle L’Aleph au sujet de Slavoj : « B-man, ce n’est pas ça. Toi, tu le prends pour un vieux clodo, pour un fou alors que non. C’est un poète, un philosophe. Et un maître. Ce n’est pas lui qui est fou, Benny Oh. C’est le putain de monde dans lequel on vit. C’est le capitalisme. C’est le néolibéralisme, le matérialisme, notre putain de culture, de société de consommation. C’est cette putain de méritocratie qui te dit que c’est mal de te sentir triste, que c’est ta faute si tu es brisé. »
Le Fardeau tranquille des choses est un livre surprenant à bien des égards. Tout d’abord son narrateur principal est Le Livre lui-même. Benny lui en laisse la primeur : « certaines parties de mon histoire, comme la rencontre de mes parents, se sont déroulées avant ma naissance ou il y a trop longtemps pour que je m’en souvienne ; il y a aussi des parties que j’ai oubliées. Mieux vaut donc que le Livre se charge de les raconter. Il m’a l’air sincère et plutôt fiable, et accepte que j’intervienne ou que je l’interrompe de temps en temps pour donner mon opinion. » L’alternance des chapitres offre tour à tour la voix de l’un et de l’autre, dans un dialogue qui permet des changements de perspective. C’est d’ailleurs le second aspect inhabituel de ce roman : l’absence de point de vue du narrateur Livre, ou plutôt la pluralité des points de vue qu’il induit. Montrer que chaque évènement, chaque personnage, chaque objet est perçu différemment sans qu’une perception ne prenne l’ascendant sur une autre. Le roman nous invite ainsi à combattre nos certitudes, nos préjugés et à envisager la vacuité de toute chose, « ce qui ne veut pas dire leur non-existence, mais leur absence de caractère permanent : rien de ce que nous percevons, y compris vous et moi, n’a d’identité fixe » explique l’autrice dans une interview accordée au Monde. Benny Oh entend des voix, est-il fou ? Ou possède-t-il un don unique dont il doit faire profiter les autres, c’est-à-dire nous ?
« Chuuut… Ecoutez !
C’est mon Livre qui vous parle. L’entendez-vous ?
Ne vous en faites pas si c’est non. Vous n’y êtes pour rien. Les objets parlent tout le temps, mais lorsqu’on n’y est pas habitué, il faut apprendre à les écouter. »
Le Fardeau tranquille des choses, Ruth Ozeki, traduction Sarah Tardy, 594 pages, Belfond, 2023
Comments