« Gaslighting », le mot surprend le lecteur français mais s’est imposé aux Etats-Unis dans le domaine des études féministes. Il vient du film Gaslight (Hantise en français) réalisé par George Cukor en 1944 : dans l’Angleterre victorienne, un homme (Gregory-Charles Boyer) intrigue afin de convaincre sa femme (Laura-Ingrid Bergman) qu’elle devient folle et s’approprier ainsi ses richesses. Entre autres stratagèmes, il baisse la lumière des lampes à gaz, tout en niant l’avoir fait, afin de la plonger dans l’obscurité et l’inquiétude. Par ses paroles et ses manipulations diaboliques, Gregory instille le doute dans l’esprit de son épouse, la persuade peu à peu qu’elle est fragile, confuse, délirante. Laura perd toute confiance en elle, renonce à sortir de son domicile et finit par demander elle-même à être internée. L’autrice propose de traduire gaslighting par « évaporation » : il s’agit de faire taire la femme, ou du moins de discréditer sa parole, et de la faire disparaitre. Le concept s’applique en premier lieu à la sphère privée, conjugale mais également, de manière élargie, à l’ensemble de la société. Ces dernières années, à l’ère de Trump et des fake news, il a même pris une acception nouvelle dans le domaine politique : « le gaslighteur maÎtrise une parole efficace qui entraîne l’adhésion ; il jouit d’un pouvoir de persuasion qui accomplit des tours de prestidigitation. »
Hélène Frappat opère une analyse minutieuse des plans et des dialogues du film car c’est principalement par le langage que s’opère cette manipulation. Philosophe et spécialiste de cinéma, elle joue avec brio sur cette notion, convoquant tour à tour Aristote, Freud, Hannah Arendt ou Barbara Cassin. Elle opère des rapprochements audacieux, souvent probants, et emprunte ses exemples aussi bien aux mythes grecs - Hélène, Cassandre - qu’à la littérature - Nora de Ibsen, Alice de Lewis Caroll - au cinéma - Hitchcock bien sûr - et à l’histoire récente des Etats-Unis. Elle évoque ainsi la dépression de la ménagère américaine des années 1950 enfermée dans sa vie confortable ou le cas, méconnu en France, de Martha Mitchel qui dénonça la première le scandale du Watergate et fut réduite au silence, battue, internée. Le gaslighting s’inscrit dans une réflexion historique, en particulier avec l’accusation d’hystérie féminine qui traverse les siècles. A l’instar de Laura et d’Antigone - pionnière et modèle de celles qui résistent - la femme peut se libérer en retournant le langage contre le gaslighteur : « Ma réflexion sur le gaslighting m’a enseigné que la tragédie de l’histoire des femmes peut se changer en comédie, dès lors que l’on fait usage de l’ironie comme d’un outil d’émancipation. »
Outre qu’il nous donne l’envie de courir voir ou revoir le magnifique film de Cukor, l’essai d’Hélène Frappat nous invite à penser et à revisiter les rapports hommes/femmes dans la culture et le quotidien.
Le gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, Hélène Frappat, Editions de l’Observatoire, 2023, 282 pages.
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