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Photo du rédacteurM. O.

Le Zéro et l’Infini, Arthur Koestler

Le Zéro et l’Infini analyse avec une lucidité et une acuité étonnantes le mécanisme d’un régime totalitaire.

 

La première phrase du roman sonne comme une gifle : « La porte de la cellule claqua derrière Roubachov. » Nicolas Salmanovitch Roubachov, révolutionnaire de la première heure, ancien commandant d’un régiment de partisans, emprisonné deux ans par les nazis et éminent membre du parti est brusquement arrêté au petit matin et conduit en prison. Accusé de trahison, il subit plusieurs interrogatoires éprouvants qui ont pour but de lui faire signer des aveux avant son procès. Au cours des longues semaines d’incarcération, les souvenirs affluent. Roubachov repense à ceux qu’il a lui-même exclus du parti, les condamnant, sans état d’âme, à une mort certaine : le jeune Richard en Allemagne, le petit Löwy militant des docks d’un port belge et Arlova, sa secrétaire et maîtresse. Car le parti repose sur une logique simple, abstraite et implacable : le « je » n’existe pas, seul compte le « nous ». L’individu est zéro, le parti infini. Toute attitude déviante, toute initiative, la moindre marque d’ironie est donc punie par la seule sanction possible, la mort : « La mort dans le mouvement n’était pas un mystère, elle n’avait pas le moindre aspect sublime : c’était la conséquence logique d’une divergence politique. » D’ailleurs, on ne parle pas de mort mais de « matériau humain très défectueux » et de « liquidation physique » ; la prise en compte d’une vie humaine est considérée comme « morale bourgeoise, philosophie humaniste et brumeuse », sentiment dépassé à la manière de Crime et châtiment, dont on devrait brûler tous les exemplaires, selon un cadre du parti. Le monologue intérieur de Roubachov, le journal qu’il écrit en prison et les échanges avec ses interrogateurs mettent à nu et ébranlent cette logique. Peu à peu émerge le « je » qu’il nomme « fiction grammaticale » et avec lui les questionnements, les remords et le caractère concret de la mort. Le mal de dents qui le taraude est le symbole de cette mauvaise conscience.

 

Arthur Koestler fait à la fois oeuvre d’historien et de romancier, comme il l’annonce en exergue : « Les personnages de ce roman sont fictifs. Les données historiques qui régissent leur action sont réelles. » La réussite du livre tient au choix de la forme romanesque, plus fluide et facile que l’essai et totalement en adéquation avec son sujet. Le roman est, par sa nature même, forcément anti-idéologique puisqu’il met au centre le personnage incarné. Roubachov avec ses gestes familiers, son besoin de fumer, son épuisement, sa rage de dents est humain, profondément humain. On admire sa résistance, son intelligence, on est touché par ses doutes, sa remise en question et l’absurdité cruelle de son sort. Même si l’issue fatale fait peu mystère, le suspense est présent. On se demande quel sera l’aboutissement de la réflexion de Roubachov : va-t-il céder aux intimidations, renoncer aux convictions sur lesquelles il a bâti toute son existence ? L’auteur donne vie, en quelques traits, à tous les personnages, même secondaires - prisonniers entrevus lors des promenades ou qui communiquent entre eux par langage codé frappé aux parois, militants sacrifiés au parti et même gardiens et interrogateurs. Situé en URSS, le roman ne nomme jamais directement le pays ni les dirigeants - Staline est désigné par l’expression « N°1 » et Lénine « l’Ancien » ou « le vieil homme aux yeux bridés de Tatare ». L’ouvrage acquiert ainsi une dimension universelle de dénonciation de toute dictature où règnent le culte de la personnalité et la peur.

 

Publié en 1940, le roman d’Arthur Koestler prouve que l’on savait déjà la vérité sur les procès de Moscou des années 1930. Raison pour laquelle le livre connut un grand succès mais engendra aussi une polémique. Aujourd’hui disponible dans une nouvelle traduction d’après le manuscrit original retrouvé, Le Zéro et l’Infini n’a rien perdu de sa force. Un témoignage bouleversant et un grand roman.

 

Le Zéro et l’Infini, Arthur Koestler, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, le livre de poche, 2022, 404 pages.

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