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Photo du rédacteurM. O.

Personne morale, Justine Augier

En juin 2016, une enquête du Monde dénonce les liaisons troubles entre le cimentier Lafarge et l’organisation de l’Etat Islamique. Afin de poursuivre, envers et contre tout, l’activité de son usine dans la Syrie en guerre jusqu’en septembre 2014 et garantir le passage des employés et des marchandises, l’entreprise a versé des taxes au groupe terroriste. L’ONG Sherpa s’empare du sujet et dépose plainte contre la « personne morale » qu’est l’entreprise. Le livre de Justine Augier retrace cette longue, fastidieuse bataille juridique faite de renvois, de cassations, de victoires et de défaites provisoires jusqu’en janvier 2024, date à laquelle la Cour de cassation valide la mise en examen de Lafarge pour financement de terrorisme et complicité de crimes contre l’humanité. 

 

Ni document, ni réquisitoire, ce livre est avant tout, comme inscrit sur la couverture, un récit. Récit qui nous prend, même si l’on connait les faits, par l’évocation de la montée des périls autour de l’usine. Mais le livre rend surtout hommage au travail acharné d’un groupe de femmes - avocates, juristes - qui portent ce dossier. Elles ne sont que quatre ou cinq salariées de l’ONG contre une armée d’avocats - tous des hommes - engagés à grands frais par l’entreprise, mais tenaces, déterminées, totalement engagées, comme le dit l’une d’elles : « leurs moyens ont beau être infinis, ils n’ont pas l’habitude de modeler le droit et on avait la passion qui leur manquait ». On ressent l’admiration et même l’empathie de l’autrice envers ces femmes dont elle se sent proche. Ce récit est aussi l’émanation d’autres récits : celui de la journaliste, ceux des employés dont on entend les voix, celui qui se constitue peu à peu dans la rédaction argumentée de la plainte - soixante-trois pages- et ceux qui émanent des interrogatoires des responsables lors des gardes à vue.  

 

Justine Augier croit au pouvoir du droit et de la littérature - comme elle l’affirme dans son livre précédent 1. La justice et la littérature ont en commun de peser les mots, l’une dans une langue parfois étrange, archaïque, l’autre dans celle de tout le monde. Ainsi les termes employés pour caractériser les versements de Lafarge à l’Etat Islamique ne sont pas anodins : « frais de représentation, dépenses opérationnelles, obole, dîme, donation, paiements, rançons, taxe, racket… » Ils  euphémisent la réalité ou désignent une pratique mafieuse. Ceux qui évoquent dans les communiqués de l’entreprise la situation en Syrie « événements, difficultés, risques » témoignent aussi d’une langue de bois qui occulte la gravité et l’horreur des faits. L’autrice a le souci de la justesse des mots, elle les choisit, les examine, en écarte certains qui lui semblent faux : « Le mot « rasé » parfois employé pour qualifier ces cités bombardées ne semble pas convenir. La matière ne se dissipe pas, la ville ne disparaît pas mais mute, se change en amoncellements de ruines de béton ». 

 

Elle donne aussi à son livre un souffle .épique, à la mesure de l’énormité des faits, des sommes et des enjeux. La phrase s’allonge parfois dans l’énumération des conséquences en chaine, de l’imbrication des faits. Cette histoire, c’est aussi celle de l’entreprise de la famille Pavin de La Farge, née au XIX° siècle dans un village d’Ardèche, devenue le numéro deux mondial du ciment qui rachète l’immense usine de Jalabiya « au milieu de nulle part ». Une réussite qui n’exclut pas l’opportunisme et le cynisme. Le ciment a quelque chose à voir avec la guerre, dans sa fabrication même qui repose sur l’exploitation des carrières à l’explosif, comme dans son utilisation parfois liée à la reconstruction : « La réussite d’une industrie de la construction doit toujours beaucoup à la destruction. »  

 

Le terme juridique de « personne morale » qui désigne l’entreprise en devient vite ironique. La vraie morale est du côté de ces femmes engagées et combattives, comme l’avocate syrienne Razan Zaitouneh à laquelle l’autrice a consacré un précédent livre2 : « Elles ignorent si leur entreprise est naÏve ou ambitieuse, s’y consacrent sans tenter de la qualifier, simplement parce qu’elle leur semble juste et à leur portée. » Ce que fait aussi Justine Augier. 

 

 

Personne morale, Justine Augier, Actes Sud, 2024, 284 pages. 


1 Croire, sur les pouvoirs de la littérature, Justine Augier, Actes Sud, 2023.

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