Parce qu’elle habitait la même rue que lui, et peut-être aussi parce qu’il a perdu brusquement son jeune frère de 21 ans, Bastien François, professeur de sciences politiques, se lance dans une véritable enquête pour retrouver les traces d’Estelle Moufflarge, victime de la Shoah à l’âge de 16 ans. Longues, minutieuses, fastidieuses recherches dans les archives, entretiens avec les descendants (les enfants d’Henri, le seul frère d’Estelle survivant) qui ne connaissent que par bribes l’histoire familiale, l’entreprise est immense. Pendant plusieurs années, l’auteur épluche les documents, multiplie les lectures d’études historiques et de témoignages, traque le moindre indice, interroge chaque mot.
Le livre qui résulte de ce travail est tout à la fois la biographie, forcément incomplète, d’une jeune fille mais aussi l’histoire d’une enquête et celle d’une époque. Car le destin d’Estelle Moufflarge n’est pas dissociable de celui de beaucoup d’autres et ne peut s’appréhender qu’avec une connaissance fine du contexte. Née en 1927 à Saint-Ouen après deux garçons, de parents immigrés ayant quitté la Pologne avec leur famille au début du XXème siècle, Estelle devient française lors de la naturalisation de ses parents en 1929. Son père est brocanteur, sa mère couturière. Ces quelques traits sont représentatifs du milieu des immigrés juifs d’Europe Centrale. Ils ont fui les pogroms pour venir en France et ont bénéficié des lois de 1927 favorisant l’assimilation en période de déficit démographique. Le métier de son père s’inscrit dans toute une économie de la récupération que l’auteur décrit avec précision. Au moment où la guerre est déclarée, Estelle est orpheline - son père est mort en 1936, sa mère en 1939. Elle est recueillie par son oncle et sa tante qui tiennent une boucherie à Paris dans le XVIIIème arrondissement et poursuit ses études au lycée Jules Ferry - fait rare pour une jeune fille issue d’un milieu populaire, puis à Versailles. Elle séjourne chez des amis en Ardèche et en Savoie mais revient à Paris. Le 19 octobre 1943, elle est arrêtée avec sa tante lors d’une rafle puis conduite à Drancy. Elle est déportée le 28 octobre par le convoi 61. Aucune trace d’elle ensuite. « Ce qui est certain c’est qu’Estelle n’est pas revenue d’Auschwitz. »
Retrouver Estelle s’avère impossible. Des blancs subsistent, des questions demeurent sans réponse. L’auteur refuse d’inventer ; tout au plus, il imagine, il émet des hypothèses : « Estelle m’échappe, ou plutôt conserve son mystère. Je ne peux rien faire pour le percer. Il me faut l’accepter. » En l’absence de journal intime, seules sa photographie et les quelques lettres adressées à son frère conservées par la famille nous permettent de l’entrevoir. Un regard déterminé, des remarques ironiques, l’insouciance de la jeunesse et le danger qui menace. Ce que le livre nous fait véritablement sentir, c’est le mécanisme de l’extermination dans sa précision administrative et son implacable progression : le recensement des juifs, les dénaturalisations, l’aryanisation des commerces, les rafles, la déportation. Et aussi son ampleur lorsque l’auteur rappelle le destin des dix-huit oncles, tantes, cousins et cousines d’Estelle qui ne sont pas revenus de déportation ou lorsqu’il inscrit sur dix pages le nom des mille détenus qui sont partis avec elle par le convoi 61.
Comme ces pavés de la mémoire qui inscrivent dans les rues de Rome les noms et l’histoire des juifs déportés, l’entreprise de Bastien François est « un acte de rébellion contre l’effacement qu’a voulu provoquer l’extermination ».
Retrouver Estelle Moufflarge, Bastien François, Gallimard, 2024, 427 pages.
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